par Claude Lavallée
Je vais vous relater l’opération qui a permis de sauver de l’amputation l’avant-bras droit d’un grimpeur peu expérimenté qui s’était aventuré dans une petite paroi relativement vierge de cette municipalité. Cet individu sans expérience de grimpe et sans corde d’assurance avait quand même pu s’élever à plus de 25 mètres du sol pour se retrouver sur une petite vire (petit replat dans une paroi) plus ou moins confortable. C’est alors qu’il avait découvert une fissure suffisamment large pour y introduire son avant-bras droit pour aller chercher tout au fond une prise rectiligne pour assurer sa progression. Mais en tirant sur la prise pour s’élever, il réalise qu’il a à affaire à un bloc instable qui soudain s’est affaissé en glissant de quelques centimètres sur la vire, suffisamment pour lui coincer l’avant-bras.
Mais avant de continuer le rapport détaillé de cet incident, je dois préciser que c’est suite à l’insistance de mon gendre Pierre Cornellier (grand spécialiste d’alpinisme et d’escalade de rocher et de glace), à qui j’avais raconté l’an passé cette opération pour le moins unique, que j’ai été convaincu d’écrire cet article. En ressassant mes souvenirs avec l’aide de mon compagnon Robert Brazeau, je me suis donc efforcé de refaire le fil de l’histoire en cherchant à placer le lecteur au centre de l’événement. En effet, Pierre a cru bon de revenir sur cet accident peu banal afin de garnir les archives de l’histoire de l’escalade des Laurentides (et même celles du Québec et pourquoi pas, celles de la Sûreté du Québec et de la Fédération Québécoise de la Montagne et de l’Escalade à qui je n’ai jamais fait rapport de cette histoire).
De tous les sauvetages que j’ai menés à bien durant ma vie, qu’il s’agisse d’activités en montagne, sur l’eau comme sous l’eau et même en ski alpin (entre autres comme patrouilleur de ski au mont Plante à Val-David ou comme gardien-chef du parc régional Val-David/Val-Morin), le sauvetage de Sainte-Lucie aura été malgré moi, le plus spectaculaire. Non pas que je veuille dramatiser cette situation particulière, mais la présence de près d’une centaine de personnes éparpillée dans le sous-bois au pied de cette petite paroi située à un kilomètre de ce village accentuait l’atmosphère dramatique (c’est bien connu que la nouvelle d’une catastrophe se propage très rapidement dans un petit village comme celui de Sainte-Lucie). C’est à cet endroit très peu fréquenté et relativement sauvage que nous nous sommes employés, mon épouse de l’époque Louise Huot et moi, ainsi que de mon premier partenaire de cordée Robert Brazeau, à libérer un jeune homme retenu sur cette vire.
En effet, par un dimanche matin relativement chaud à cause de la canicule, en juillet de 1974, j’ai reçu un appel téléphonique de mon ex-collègue du poste de Sainte-Agathe-des-Monts de la Sûreté du Québec, l’agent Donald Poiré. Celui-ci m’explique d’après l’alerte qui lui a été rapportée par un témoin que le compagnon d’infortune de celui-ci était pris comme dans une souricière dans une paroi rocheuse de Sainte-Lucie. À son arrivée sur les lieux, Poiré constate en effet que la victime qui criait à l’aide en essayant de maintenir son équilibre sur une petite vire en pente saupoudrée de sable sec, avait le bras droit coincé dans la paroi. Après quelques tentatives risquées et éphémères, le policier avec ses acolytes ont dû se rendent à l’évidence qu’ils ne pouvaient rien faire d’utile pour libérer la victime.
C’est à moment que les agents ont décidé de faire venir un médecin pour littéralement couper l’avant-bras de la victime qui le souhaitait ardemment et qui ne cessait de répéter qu’il ne voulait pas mourir sur place. Une quinzaine de minutes plus tard l’équipe médicale est arrivée sur les lieux. Rapidement, malgré son manque d’expérience en escalade, le médecin finit par rejoindre le niveau du grimpeur et s’employa immédiatement à soulager ses douleurs en lui injectant un calmant avant de lui promettre qu’il procédera dans quelques minutes à l’amputation de son avant-bras, une opération médicale qui devrait se dérouler en altitude et à ciel ouvert.
Pendant que le jeune chirurgien préparait la procédure au sol avec ses deux infirmières, l’agent Poiré à tout à coup eu la présence d’esprit de se rappeler que je possédais une certaine expérience du risque comme ex-caporal de la SQ, et que j’étais également un spécialiste en alpinisme (en effet, il s’est rappelé que j’étais intervenu entre autres sous le palier du pont Mercier pour vérifier un appel à la bombe du FLQ et que j’étais un pionnier des enquêtes subaquatiques de la future escouade de la plongée sous-marine de ce corps policier). Mon chalet étant situé qu’à une dizaine de minutes tout au plus de l’accident (en roulant à 100km heure!), ma présence était requise.
À partir du moment où l’accident s’est produit, en comptant le temps pour donner l’alerte ainsi que le temps de réflexion des policiers pour trouver une solution, tout en ajoutant le temps d’hésitation évidente dans les circonstances plus le temps que l’équipe médicale arrive sur les lieux, il s’était écoulé plus d’une heure et demie avant notre arrivée.
Une fois parvenus à destination avec Louise et Robert, et durant la marche d’approche de trois minutes tout au plus, nous entendions à distance des cris de douleur qui faisait écho dans la forêt et qui provenait de la victime. Dès notre arrivée nous avons procédé à une première évaluation des risques. Nous avons remarqué que de grosses pierres coincées dans une cheminée (une cheminée est une fissure assez large pour y introduire tout le corps) au-dessus de la victime devraient être stabilisées pour ne pas qu’elles dégringolent pendant les manœuvres de sauvetage situées une vingtaine de mètres plus bas. Pendant ce temps, Brazeau s’employait à couper des arbres avec une hache ébréchée (comme il m’a précisé) pour préparer un sentier afin de faciliter l’évacuation du blessé (comme cela se doit dans des circonstances semblables).
Durant les premières minutes qui ont suivi, j’ai dû insister avec force pour convaincre le jeune médecin de se tenir à l’écart plutôt que de procéder à une amputation. J’ai pu constater alors l’instabilité du monolithe qui coinçait l’avant-bras de la victime: une pièce de rocher qui avait environ 2,50 mètres de haut, pouvant peser pas moins de 350 kilos, et qui était appuyée à la verticale dans un renfoncement qui épousait la forme du bloc. Cette pièce de rocher reposait sur une vire penchée vers le vide de 15 degrés environ et était couverte de sable. Après quelques minutes de réflexion, j’ai conclu que je devrai soulever le gros bloc de quelque façon que ce soit afin de provoquer suffisamment d’espacement pour libérer le jeune homme.
N’ayant aucun outil sous la main pour réussir une telle opération, c’est alors que j’ai eu l’idée de me retourner et de m’adresser à la foule de curieux, nombreuse, mais silencieuse qui était présente dans le sous-bois pour demander à haute voix si quelqu’un disposait d’un cric! Un homme de petite taille et passablement musclé s’est approché de moi pour me dire qu’il était un spécialiste dans le déménagement de maisons. Quinze minutes plus tard, il revenait avec l’appareil en question ainsi que trois madriers qui serviraient de soutien et de levier en dessous du bloc. Pendant ce temps, le jeune homme coincé continuait à répéter tout près de mon oreille qu’il exigeait que le médecin termine ce qu’il lui avait promis de faire, amputer son avant-bras, car il sentait qu’il allait mourir.
Tout en ignorant sa requête, nous avons complété l’installation en une vingtaine de minutes. C’est grâce à ce cric industriel assez puissant que nous avons pu commencer à soulever très lentement le bloc problématique. C’est alors que la victime me dit avec un sourire de soulagement et les larmes aux yeux qu’il sentait son avant-bras se libérer doucement. Malheureusement pour lui comme pour nous, la partie rectiligne de la base du monolithe a soudainement cédé et le bloc s’est affaissé à nouveau coinçant pour la deuxième fois le bras du jeune homme qui se remit à gémir de douleur.
Ne perdant pas espoir, j’ai refait l’installation. On pompe à nouveau le cric pour enfin réussir à soulever d’environ cinq centimètres ce bloc de rocher récalcitrant, suffisamment pour libérer complètement la victime de sa fâcheuse position (le jeune homme était évidemment assuré par une corde d’escalade que Louise contrôlait depuis le haut). Au même moment (malgré que j’étais encore concentré sur la manœuvre), j’ai entendu soudain la foule de badauds plus bas nous applaudir comme si nous étions à la finale d’un spectacle d’Yvon Deschamps.
Le jeune homme a été immédiatement pris en charge par l’équipe médicale pour être transporté d’urgence en ambulance à l’hôpital de Sainte-Agathe ou heureusement il fut libéré quelques heures plus tard avec le bras entier, mais violeté, qui était encore enflé du double de son volume. Pendant que Louise, Robert, et moi étions à récupérer nos cordages et autres équipements d’alpinisme, Donald Poiré au nom de la SQ est venu nous serrer la main fortement et nous féliciter pour nos manœuvres exceptionnelles de sauvetage.
À l’époque, ayant délaissé mes réflexes d’enquêteur de la Sûreté du Québec, je n’ai pas pris de note de la date exacte ou du nom de la victime qui je crois (d’après son accent) était d’origine italienne. Je me suis dit que l’agent Poiré saurait m’en informer s’il trouvait nécessaire de le faire. Quelques semaines après notre intervention, aucune nouvelle de Poiré ni du 1701 de la rue Parthenais (l’adresse du grand quartier général de la SQ à Montréal). Les mois ont passé, les années se sont écoulées et le tout a été oublié, autant par la SQ que par la victime qui, semble-t-il, ne nous a jamais donné signe de vie. Avec les années qui se sont écoulées, j’ai enfoui cet incident dans ma mémoire avec d’autres faits aussi cocasses. C’est ce type d’événements que je raconte parfois à Pierre Cornellier pour me rendre intéressant. Car, c’est en effet tout ce qui nous reste à faire quand on devient très vieux n’est-ce pas?
Claude Lavallée, 86 ans, à Val-David le 21 mars 2019.