Le camion rouge
Michel-Pierre Sarrazin
Ce texte a été publié pour la première fois dans un recueil de nouvelles cosigné par Ginette Anfousse et intitulé La Montée des Marguerites. L’ouvrage fut lancé dans le cadre du Marché des métiers d’art de Val-David, tenu au parc de la mairie (aujourd’hui Ceyreste), du 1er au 10 juillet 1977. Il relatait alors l’expérience quotidienne de Marisol, la fille des auteurs, qui prenait chaque matin de la semaine le bus scolaire sur le 1er rang Doncaster. À l’exumer, nous avons trouvé qu’il avait le bouquet du bonheur tranquille du Val-David de l’époque.
Tu sors dans le matin, parmi les parfums de feuilles et les odeurs d’aiguilles. Tout de suite, tu as de la brume dans les oreilles et du coton humide dans les cheveux. Derrière le dos rond du mont Césaire, tu vois que le soleil vient de déplier ses rayons orange. Il bâille en silence.
Tu marches dans les hautes herbes et tes souliers pétillent de rosée. Là où tu habites, les maisons s’accrochent aux collines et de chez toi, tu vois le village là-bas, tassé au bord du lac de la Sapinière. Il dort encore dans les grandes épinettes. À cette heure, la rivière qui traverse le val commence à peine à rejeter ses couvertures de brumes dans les fourrés et la cloche de l’école Saint-Jean-Baptiste est encore immobile.
Tiens, M. Monette s’en va travailler! Son gros camion rouge gronde au loin, dans le coude de la route. Comme tous les matins de la semaine. Comme tous les matins de la semaine, au son du camion de M. Monette, c’est le signal. Ton sac au bout du bras, tu t’élances. Qui sera le premier à la croisée des chemins?
Tu cours de toutes tes forces dans la côte de terre. Tes souliers dérangent les cailloux qui roulent en grognant. Du coin de l’œil, tu vois la grive s’envoler, grise, parmi les arbres que ta course fait sautiller. La colline se réveille, elle aussi. La mousse du bois que tu traverses s’allume, émeraude. Le ciel se remplit tranquillement de camaïeux. L’écureuil crécelle. La grosse pierre poituée a chaud. Elle se met à transpirer et à fumer dans le lichen.
Toi tu cours, l’air frais remplit tes poumons, te soulève, et ton cœur bat au rythme de tes souliers : clap! clap! clap! clap! clap! Un geai snob piaille à ton passage. Qui donc sera le premier au croisement des rues?
Le camion de M. Monette attaque la côte à Guindon en grognant d’efforts. Toi tu descends le chemin qui plonge de la colline vers le croisement, tu as les jambes un peu molles, tu ralentis un brin. Tu ne vois pas encore le camion, mais son rugissement emplit la vallée, la vallée qui boit les premiers rayons du jour et devient une mer dorée, blanche des écumes de la nuit.
Tu descends au petit trot, comme un poney luisant dans ton ciré jaune vif. Le vent frôle ta joue et tu ris en pensant au pauvre camion qui va se faire battre encore ce matin. Devant toi soudain, un chat noir et blanc apparaît. Que fait-il? Tu t’arrêtes pour le regarder, tu poses ton sac. Le chat hésite, puis avance sur la pointe des pattes, les oreilles pointues comme des antennes. Son poil frémit et brusquement, il plonge dans un buisson. Une poignée de mésanges jaillit du feuillage en piaillant. Mais… attention! Voilà le camion au détour de la route après la côte; il mugit, content de rouler sur le plat, il prend de la vitesse. Vite, tu attrapes ton sac et tu fonces : clap! clap! clap! clap! clap!
— Grrrrr.
— Clap! clap! clap! clap! clap!
— Grrrrr.
— Clap! clap! clap! clap! clap!
— Grrrrrroaaa…
Le voilà! Il grandit dans tes yeux, il fonce sur l’asphalte comme un dragon rouge, sa benne éclate de rire en claquant clank! clank! clank!
Une corneille qui observe la scène du haut d’un grand pin se moque : croa! croa! croa!
Vite! Vite! La clôture défile, les fils ondulent, l’ombre des feuillus pâlit sur le chemin, la brume s’évapore, les marguerites dressent leurs corolles, curieuses, le vent siffle comme s’il arbitrait le duel…
Qui va gagner? Le camion arrive. Haut comme une maison, rouge comme un pompier… Le chat bondit derrière toi en miaulant :grouille, grouille… clap! clap! clap! clap! clap!
Des feuilles par paquets traversent ta course en tire-bouchonnant et puis, sans plus attendre, le soleil écarquille les bras et inonde la montagne d’or liquide, de rouge sang, de beige peau… Tu y es presque, encore un effort…
Tes yeux s’emplissent d’eau car le vent fait le bourdon dans l’oreille et te souffle au visage, encore 10 mètres… clap! clap! clap! clap! clap! encore 5 mètres… pile! Ton soulier freine dans la poussière du bord du chemin, tu poses vivement ton sac, tu lèves les bras, tu as gagné! Le camion arrive sur ta droite et passe dans un train d’enfer, valsant mollement sur ses gros pneus.
— Monsieur Monette! Monsieur Monette!
Par la portière, là-haut, comme chaque matin de la semaine, une grosse main s’agite!
Grrrrrrrr… Le camion est passé. Il grogne encore un moment, amusé, dans la courbe suivante et badam! badaboum! il passe sur le petit pont qui mène à la carrière, en crissant des quatre freins. On ne l’entend presque plus, déjà. Le silence revient, épais comme de l’encre. Ton cœur bat si fort que tu ne l’entends pas, ce silence. Tes joues sont chaudes, tu t’assois sur ton sac et du revers de la main tu essuies tes yeux mouillés. Tu es contente. Il fait beau. Sur les fils, au-dessus de toi, cinq, non, six hirondelles se posent sans bruit et te regardent frotter ta pomme puis la croquer. Le chat joue sérieusement avec un brin d’herbe. Tu as encore cinq minutes avant l’arrivée de l’autobus scolaire. Et toute la vie devant toi.