Portrait de Pierre Lefebvre

Merci au Journal Le ZigZag et à Louise Arbique 

d’avoir permis la reproduction de cet article, publié le 6 novembre 2018

Par Louise Arbique.    

Il a fait tourner l’auberge Le Rouet pendant 50 ans et a participé à tisser la toile sociale et économique de Val-David plus que tout autre.

Et pourtant, il commence notre entretien en disant : beaucoup de gens à Val-David ne me connaissent plus aujourd’hui. Un moment de nostalgie passe entre nous deux. Il le chasse et ajoute : mais c’est normal. Ce à quoi je rétorque, nous allons remédier à la situation.

Pierre Lefebvre a été un bâtisseur de l’ombre toute sa vie et jamais, malgré son implication et sa générosité on ne lui a rendu hommage.

Hommage à Pierre Lefebvre

Pierre Lefebvre est venu à Val-David pour la première fois en novembre 1957, il y a 61 ans. La fin des années 50 est une époque charnière dans l’histoire du Québec. Nous étions à l’aube de la Révolution tranquille et les Québécois commençaient à sentir souffler un vent de changement sur leur jardin secret. Bientôt, ils pourraient vivre au grand jour, leurs amours et leurs passions. Bientôt, à tort ou à raison, l’influence de l’Église serait perçue comme néfaste et contre-révolutionnaire. Et, Duplessis, cet autocrate traçait enfin son dernier sillon.

Une autre époque

C’est porté par l’enthousiasme de son jeune âge, du mouvement scout et des prémices de la Révolution tranquille que Pierre Lefebvre vient à Val-David pour la première fois en 1957. Bien que la télévision soit née, elle est loin d’être le centre des jeunes vies de cette époque. Les scouts trouvent le plaisir et la joie en chantant autour des feux de camp, en faisant des activités physiques avec les copains et en donnant un coup de main aux amis, aux voisins et à ceux qui en ont besoin. C’est l’époque de la B.A., la bonne action préconisée par le fondateur du mouvement scout, Robert Baden-Powel, c’est une génération de jeunes loups qui, même s’ils sont avides de vivre intensément, se laissent encadrer par un aumônier catholique qui discipline ces jeunes âmes. C’est une époque où l’on croit à Dieu et à Diable. Parallèlement, le mouvement Feux de joie organise des activités pour les jeunes à la grandeur de la province. Feux de joie offre des excursions aux skieurs, des danses folkloriques dans les paroisses, des loisirs à l’association des orphelins. Feux de joie loue le Chalet Beaumont, pour permettre aux skieurs de venir à Val-David à bas prix, car l’argent est mince à la fin des années 50. Le mouvement demande des bénévoles pour organiser les fins de semaine de ski et Pierre s’offre.

Il laisse son uniforme de scout pour endosser celui d’animateur et cuistot de fortune. Ils sont six animateurs à se partager les tâches. Ils font les repas, embauchent un instructeur de ski au mont Plante, organisent des activités le soir. Comme ils n’ont pas d’argent pour chauffer le Chalet Beaumont la semaine, ils ferment le chauffage et mettent du gros sel dans les toilettes et les lavabos. Le vendredi soir suivant pour ouvrir, il faut aller dans le puits en bas de la côte, ouvrir une trappe, descendre pour recharger la pompe et faire remonter l’eau en haut, et ce même pendant l’hiver à -30. ⁰ Ils allument le poêle à bois, le poêle à l’huile, le grand foyer de pierres et finalement il me dit en riant: « le dimanche soir on commençait à être bien ». Les jeunes arrivent à Val-David en train ou sur le pouce et retrouvent les copains avec bonheur, font du ski au mont Plante toute la journée et entrent le soir épuisés, mais si heureux.

C’est ainsi que Pierre découvre qu’il aime jouer les aubergistes de fortune et c’est là que germe l’idée de devenir aubergiste de métier.

L’ouverture de l’auberge Le Rouet

En 1961, il achète à une dame un petit chalet nommé Le Rouet. À cette époque, les gens baptisaient souvent leur chalet: Le petit Suisse, le Rouet etc.

Du Rouet, naît l’Auberge Le Rouet qui fera vibrer et résonner Val-David bien au-delà de Montréal pendant un demi-siècle.

Combien de milliers de personnes y sont passés? Pierre ne sait pas. Il essaie de faire une moyenne, mais n’y arrive pas. Il y en a trop pour commencer à compter.

Au début, cet ancien adepte des scouts chauffe Le Rouet au poêle à bois. Il aménage des lits superposés pour les garçons dans un dortoir situé au rez-de-chaussée et couche les filles sur la mezzanine ce qui est très avant-gardiste pour l’époque. Les jeunes ne demandent pas un château, juste un endroit pour dormir au chaud, profiter du plein air et être ensemble.

Dès la première année, il réussit à loger 22 personnes à qui il sert les 3 repas. Il apprend à cuisiner sur le tas avec des dames de Val-David qui lui donnent un coup de main. Il apprend surtout que la fraîcheur est le secret de la bonne cuisine. Une fois par semaine, il se lève en plein milieu de la nuit et va au Marché Central acheter ses caisses de tomates et ses poches de blé d’Inde. À cette époque, personne ne connaît les OGM et les pesticides. À cette époque, on mange santé et on joue dehors.

Parmi les nombreux problèmes d’organisation, il résout la gestion de la vaisselle en demandant tout simplement aux clients de la laver, car il n’a évidemment pas l’argent pour embaucher un plongeur.

Il poursuit avec un sourire : « Cela me permettait d’accommoder les gens à meilleur marché et puis ça mettait de l’ambiance quand tout le monde faisait la vaisselle ensemble ». Autour du plat de vaisselle, on chante, on blague, on s’arrose, on rit et cela se poursuit le plus souvent devant le feu de foyer jusque tard le soir. Du bonheur à si bas prix.

Soudain, Pierre éclate de rire, il se rappelle : « Au début j’avais une ligne rurale, on était cinq ou six sur la ligne. Ma sonnerie c’était un grand un petit un grand. Quand j’allais à Montréal et que je ne voulais pas manquer un appel, je demandais à Ginette Brazeau, qui était sur ma ligne, de répondre à mon téléphone quand il sonnait. C’était encore plus fiable qu’un répondeur.

Pierre est déterminé à réussir ce qu’il entreprend et prend les moyens. Il me dit : « Comme tous les gens de ma génération, j’avais appris à ménager. Je venais d’une famille modeste où on ne gaspillait jamais ». C’est parce qu’il sait compter et économiser que déjà le deuxième hiver, il peut agrandir la cuisine et nourrir 32 personnes à la fois, quatre tables de huit. En 59 il achète le chalet du voisin, le transforme un peu et loge dorénavant une quarantaine de personnes. Il aménage des chambres de 2 et 4 personnes en plus du dortoir. En grandissant, il devient impossible de gérer les – party – de vaisselle, il doit finalement embaucher un laveur de vaisselle qu’il réussit à payer en demandant 50 ₡ par jour de plus.

Lui-même mordu du ski et de randonnée, Pierre veut attirer les adeptes de plein air. Après tout, Val-David est reconnu comme une destination privilégiée pour les activités de plein air. Il offre donc des activités en montagne pendant l’été et du ski l’hiver. Il prend des arrangements financiers avec monsieur Plante qui est ravi de voir son centre de ski se remplir. Ainsi, la clientèle du Rouet jouit-elle de tarifs privilégiés et peut offrir le gîte, les repas et le ski pour la semaine, à 52 $.

Cependant, les étés sont plus difficiles, la clientèle se fait plus rare, car il n’y a pas d’accès à l’eau pour sa clientèle. Il planifie sa croissance et cinq ans plus tard, il creuse une piscine. Il ouvre aussi grandes ses portes à la Fédération québécoise de la montagne et de l’escalade qui organise avec succès des stages d’escalade. Des gens de partout arrivent à Val-David, bottes d’escalade et corde enroulée autour du corps. La réputation des parois de Val-David traverse les frontières. Le Rouet grouille et grenouille de passionnés de plein air et de maîtres et élèves d’escalade. On y retrouve Claude Lavallée, Gilles Parent, Bernard Poisson, pour ne nommer qu’eux.

En quelques années, Le Rouet connaît une belle renommée et Pierre découvre que d’une occupation, le métier d’aubergiste est devenu une passion. Il travaille 90 heures par semaine, mais est heureux de procurer à sa clientèle un lieu chaleureux qui respire le bonheur. Un endroit où ils peuvent rencontrer des gens pour ensuite très souvent s’en faire des amis. Pendant des années, il commence en juin jusqu’à l’Action de grâce et ferme quelques semaines à l’automne et au printemps.

Pierre observe qu’hommes et femmes, quels que soient leur âge, leur profession et leur compte de banque, recherchent tous la même chose, de la compagnie. Qu’ils aient de la peine, une maladie, un anniversaire de mariage, des retrouvailles, des vacances et tutti quanti. Toutes les raisons sont bonnes pour être ensemble. Selon lui, certains venaient trouver des réponses à un problème et pour d’autres, c’était une deuxième famille et même une deuxième maison pour ceux et celles qui lui donnent un coup de main et sont hébergés gratuitement.

« Mon métier était de m’occuper du monde ». En fait, il servait de père, de mère de psychologue, de médecin et d’ami.

Pierre me confie : « Rendre les gens heureux c’est une grande satisfaction. L’important c’est de donner et rendre service, si par ricochet il y a des compensations tant mieux, c’est un bonus. Mais il ne faut pas avoir d’attente. Et puis je crois beaucoup à la loi du retour. J’ai réfléchi à cela longuement. C’est sûr que j’ai rendu des services à droite et à gauche à des employés, des clients, des voisins. Je crois que cela m’est revenu sous forme de santé ce qui est un grand cadeau du ciel. Il dit fièrement : je n’ai jamais manqué une journée à cause de la maladie.»

Pierre est un homme de devoir et un bon administrateur bien qu’il n’ait aucune étude en administration. Il sait compter et sait qu’il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens. « Je calculais combien la viande me coûtait. Il fallait éliminer ce qui était trop cher. Faut pas que la nourriture te coûte plus que 1/3 de ce que tu charges parce que t’as aussi le loyer, le chauffage, l’électricité et tout le reste.»

Il plonge dans ses pensées. J’observe ce bel homme de 85 ans, droit comme un chêne, qui a la bouche en forme de sourire et qui respire la santé, l’intégrité et le bonheur.

Soudain, il me dit : « ma religion c’est l’honnêteté en tout. Si j’ai un différend avec quelqu’un, je le règle tout de suite. C’est exigeant, mais cela fait partie de l’honnêteté, des valeurs, de la droiture. Quand tu es foncièrement honnête, tu travailles pour l’argent pour lequel t’es payé, tu ne triches pas.

Il plonge dans ses pensées. J’attends. Puis, l’œil et le sourire en harmonie il ajoute : heureusement, c’est un petit pourcentage de gens qui sont malhonnêtes.»

Cinquante ans à tenir auberge, y a-t-il des gens qui t’ont marqué?

La réponse est étonnante au premier abord, mais coule de source quand on regarde son passé, son amour de l’être humain et sa simplicité.

Il me dit : « oui, un cultivateur, un dénommé Patenaude, un gars de Lacolle. Un jour en prenant un thé, il s’est mis à me raconter combien c’était important de prendre soin de sa terre. Le matin il la marchait, il l’observait, il la sentait et la ressentait. Il me disait qu’il fallait la laisser reposer de temps en temps. Arrêter de la cultiver pour un an et attendre que l’eau se résorbe. Les cultivateurs trop pressés qui ne donnent jamais de répit à la terre, l’épuisent et la terre n’arrive pas à leur donner ce qu’ils veulent d’elle. Il me dit en regardant au loin, c’est comme les humains si tu en demandes trop, ils s’épuisent et ne veulent plus rien donner. Je n’ai jamais oublié cette conversation.» Me dit-il.

Je vois un homme droit, positif et ouvert. « Je suis né comme ça. Je crois de moins en moins que nos parents et nos amis nous influencent. C’est ma nature. Je m’adapte à moi, je n’ai pas le choix.»

Je suis touchée, il me communique son état de grâce.

Puis, un jour après 49 ans et 6 mois, il décide de vendre. Il veut faire autre chose, vivre, voyager. Il ajoute comme un secret : « 50 ans au service des gens, c’est comme sortir de communauté.» Sûr qu’après avoir reçu des milliers et des milliers de gens, avoir cuisiné des dizaines de milliers de repas, Pierre Levebvre méritait amplement de se gâter.

Malheureusement, quelques années plus tard, Le Rouet passe au feu. Un monument, symbole de vie, d’amitié et de bonheur, vient de disparaître.

Le parc Dufresne

Son implication dans le développement de Val-David ne s’arrête pas là. Pierre est reconnaissant aux Dufresne, Jean-Louis, Alfred et Fernand d’avoir permis aux citoyens de Val-David et par le fait même à sa clientèle, de parcourir les montagnes, d’escalader le mont Condor et de faire du ski de fond gratuitement. Les Dufresne payaient les taxes et les assurances et les adeptes de plein air jouissaient d’un terrain de jeux phénoménal tout en ayant l’impression d’être chez eux.

Pierre raconte : « Le Parc c’est arrivé par les frères Dufresne. J’ai dit à Desjardins, le directeur général de la municipalité de l’époque, de s’assurer qu’il n’y avait pas de développement de condos et d’autres choses. J’avais un terrain adjacent à l’école Sainte-Marie et Desjardins voulait me l’acheter. Il valait environ 35 000 $. Alors j’ai dit à la municipalité, je suis prêt à vous le donner si vous doublez le montant que vous voulez donner pour que la population achète le Parc. Ça a permis à la municipalité d’acheter un terrain aux Dufresne d’une valeur de 60 000 $. Louise Harel, était une ancienne adepte de la Butte à Mathieu et par son intervention on a eu 50 000 $. Le reste a été ramassé grâce à la vente de billets de tirage, je crois.»

Il termine en disant : « Je considère que j’ai eu la chance de trouver un métier que j’aimais et avec lequel j’ai pu vivre dans un village que j’aimais. Pas beaucoup de monde peut se dire cela.»

Aujourd’hui, il est bénévole à la Bonne soupe à Sainte-Agathe-des-Monts.

Moi je dis qu’en continuant d’aider les autres, il continue de s’habituer à sa nature, après tout, comme il le dit si bien, il n’a pas le choix.

Merci Pierre de tout mon cœur.

 

 

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